«J’ai pris une décision […] : dès la rentrée 2021, l’instruction à l’école sera rendue obligatoire, pour tous dès 3 ans.».
Ainsi s’exprimait Emmanuel Macron, le 2 octobre dernier, lors de son discours aux Mureaux sur le thème de la lutte contre l’islamisme radical.(1)
«J’ai pris une décision», balayant ainsi d’un revers de main présidentiel la procédure législative, et notamment, conformément au droit constitutionnel, la phase parlementaire d’analyse, de discussion et de vote du projet de loi.
Les député-e-s, les sénateurs et les sénatrices apprécieront…
Une annonce ne fait pas loi, même énoncée par le président de la République !
«L’école sera rendue obligatoire pour tous dès 3 ans.» : ah, voilà surtout où le bât blesse…
Car en France, malgré la croyance très largement répandue et soigneusement entretenue, l’école n’a jamais été obligatoire.
C’est l’instruction qui est obligatoire, les parents et les enfants ayant légalement la liberté de choisir l’instruction en établissement public, en établissement privé sous contrat, en établissement privé hors contrat ou au sein de la famille (2).
La notion d’instruction en famille (IEF) fait finalement son apparition avec les lois de Jules Ferry (1882), au regard de la création de l’école de la République, laïque et gratuite.
Car rappelons-le ici, l’école est une invention récente dans l’histoire de l’Humanité, contrairement au fait que les enfants ont toujours appris en vivant en contact direct avec leur environnement familial et social, en jouant, en observant, en imitant, en testant, en recommençant,..
Mais revenons en 2020 !
Concrètement, qu’est-ce que l’instruction en famille ?
C’est le droit légal (3), pour les parents, d’assurer l’instruction de leur enfant hors du cadre scolaire, hors les murs de l’école (publique ou privée), à condition de déclarer l’IEF de leur enfant à la mairie de leur lieu de domiciliation et à l’inspection académique.
Les enfants peuvent donc s’instruire sans jamais aller à l’école, car la famille, mais aussi l’entreprise, le réseau amical, le milieu associatif, la médiathèque, Internet, le musée, la société,…sont aussi des lieux d’apprentissage, au même titre que l’école.
Les jeunes en IEF ont la possibilité s’ils le souhaitent, de passer les examens « classiques » (diplôme national du brevet, baccalauréat,..) en candidat libre et de rejoindre le cursus scolaire lorsqu’ils en ont le besoin ou l’envie.
Pourquoi les parents et les enfants font-ils ce choix ?
Il y a d’abord les raisons considérées comme un empêchement à la fréquentation d’un établissement scolaire par l’institution, justifiant l’offre d’une modalité adaptée du service public d’éducation (CNED réglementé financé par l’état) :
- mode de vie itinérant des parents (gens du voyage, bateliers, forains…),
- enfants dont l’état de santé ou des altérations sources de handicap empêchent la scolarisation,
- enfants dont l’intensité d’une pratique artistique ou sportive de haut niveau est incompatible avec les rythmes et les déplacement scolaires,
- enfants d’expatriés que les parents veulent garder en lien avec le système scolaire français.
Il y a ensuite les raisons considérées comme un choix des parents et/ou des enfants :
- en réponse à un projet de vie (voyage autour du monde, itinérance ou spécificité professionnelles,…)
- à une souffrance de l’enfant en milieu scolaire (phobie, harcèlement) : l’extraire rapidement et simplement de la source de mal-être, lui permettre de reprendre confiance en lui, éviter la dépression voire les passages à l’acte suicidaire ;
- pour respecter le rythme d’apprentissage et de vie de l’enfant, mettre en place des pédagogies alternatives et individualisées (Montessori, Steiner, apprentissages autonomes,…), lui offrir du temps pour lire, développer sa créativité, inventer, approfondir les sujets qui le passionnent,..
Il est à noter que beaucoup de familles optent pour cette IEF de façon transitoire, pour répondre à un besoin ponctuel de l’enfant.
Il y autant de raisons de vivre en IEF qu’il y a d’enfants ; sachant que dans le cas qui nous occupe, «seulement 1,4 % des parents pratiquaient l’IEF pour raisons religieuses, toutes religions confondues.»(4) et que «les cas d’enfants exposés à un risque de radicalisation et repérés à l’occasion du contrôle de l’instruction au domicile familial sont exceptionnels.» (4bis)
Combien d’enfants sont concernés par l’instruction en famille ?
Selon P. Bongrand et D. Glasman (étude 2018), on compterait 30 139 enfants en instruction à domicile sur les 8,1 millions d’enfants soumis à l’obligation d’instruction (soit 0,37 %). Ce chiffre ne prend pas en compte les très nombreux enfants privés d’école (nouveaux arrivants, gens du voyage,…), évalués par des associations à 100 000 personnes.
Sur les 30 000 jeunes officiels, 16 000 relèvent de motifs reconnus impératifs par l’ éducation nationale : maladie, sportifs de haut niveau, enfants de parents itinérants etc. Et 14 000 ont fait le choix de l’instruction en famille. (5)
Peut-on dire que le nombre d’enfants en instruction en famille augmente en France ?
Oui, le nombre d’enfants en IEF augmente en France (et dans d’autres pays d’ailleurs), tout en restant confidentiel au regard du nombre d’enfants scolarisés, et ceci pour 3 raisons essentielles :
- l’évolution des mentalités et du regard porté sur l’enfant, la vulgarisation des neurosciences appliquées à l’éducation, le nombre d’enfants en souffrance car harcelés à l’école – 700 000 élèves seraient concernés (6), le dynamisme pédagogique, l’accès facilité aux ressources pédagogiques (médiathèque, internet,...), tout ceci contribue à la prise de conscience des parents qu’une alternative à l’école est possible/souhaitable pour leur(s) enfant(s) ;
- depuis la rentrée 2019 et la loi « Pour une école de la confiance», l’instruction est obligatoire dès 3 ans (au lieu de 6 ans auparavant). Sachant que la France comptait, au 1er janvier 2019, 2 300 000 enfants entre 3 et 6 ans (7), si on applique le ratio de 0,37% d’enfants en IEF pour cette tranche d’âge, cela fait « en théorie » 8 510 enfants en plus lié à l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire ;
- avec la pandémie de la Covid19, la période de « scolarisation à domicile forcée » au printemps 2020 et le port du masque imposé dès 6 ans à l’école en septembre, un nombre certain de parents ont fait le choix de débuter en IEF.
Quel est le regard, le contrôle de l’état sur l’IEF ?
Tout d’abord, une remarque importante : être non scolarisé ou déscolarisé n’est pas forcément être en instruction en famille.
Les parents ont une obligation de déclaration de l’IEF de leur(s) enfant(s) sous peine de poursuites :
- à la mairie de leur lieu de domiciliation, les services municipaux effectuant une visite tous les 2 ans au domicile de la famille pour vérifier que l’instruction dispensée est conforme au droit et à l’état de santé de l’enfant ;
- à l’inspection académique (de l’éducation nationale donc l’état) qui effectue un contrôle de l’instruction pour chaque enfant une fois par an, le plus souvent au domicile, avec la possibilité d’un second contrôle et d’une injonction de scolarisation si le niveau de l’instruction est jugé insuffisant.
D’autre part, l’inspection académique a la possibilité de déclencher une information préoccupante (IP) auprès des services sociaux et de faire un signalement au Procureur si ses agents constatent une radicalisation ou la mise en danger de l’enfant. (8)
Les « fantômes » ou les enfants « hors radar » ne sont donc pas en IEF.
L’arsenal juridique concernant l’instruction en famille ne cesse d’être renforcé depuis 1998 et la crainte des dérives sectaires (sans qu’un quelconque lien n’ait pu être établi entre les deux d’ailleurs…).
Le 18 juin 2020 devant la commission du Sénat sur la radicalisation islamiste, J.M. Blanquer, ministre de l’éducation nationale, soulignait que :
- « La liberté d’instruction en famille a un fondement constitutionnel puissant et qu’on ne peut que reconnaître, et qui est, je pense, positif » (…).
- « À l’heure actuelle, je pense qu’il faut appliquer les règles que nous avons établies dans la loi de 2019 (…). Sur le plan juridique, je crois que nous sommes parvenus à un bon équilibre ».
L’état a la capacité de déceler et démanteler les écoles de fait ou les organisations mettant les enfants ou la collectivité en danger, le président l’a lui même rappelé lors de son discours des Mureaux. (9)
Aucune étude ne peut mettre en évidence le lien entre IEF et radicalisation.
Interdire L’IEF, au nom d’une idée reçue, d’un amalgame non fondé, non seulement est profondément injuste pour les familles, mais en plus n’aura aucun effet puisque la radicalisation n’y trouve pas ses sources.
Le Sénat a déjà répondu à cette question dans son rapport sur la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre. Ses conclusions sont claires :
«Des familles ont fait le choix de la scolarisation à domicile sans avoir la moindre velléité d’éloigner leur enfant de la République. A mon sens il revient plutôt à l’Éducation nationale de veiller à ce que les enfants présentant un risque de radicalisation ne quittent pas l’école. Il ne s’agit pas de supprimer toute liberté de choix aux familles.» (10)
Pourtant, le gouvernement semble bien vouloir remettre l’interdiction de l’instruction en famille au goût du jour…au détriment des 8 millions d’enfants français qui pourraient, un jour, avoir besoin/envie de vivre ce mode d’instruction hors les murs de l’école.
Mais pourquoi donc ?
Les hypothèses sont plurielles, je n’en citerais ici que quelques unes :
- l’état ne voudrait ou ne pourrait pas mettre plus de moyens sur le terrain :
1) pour lutter contre la radicalisation au sein des établissements scolaires (la majorité des auteurs des attentats en France depuis 2006 – 28 sur 35 – sont passés par l’école de la République française, aucun n’a été déclaré en IEF)
2) ou pour lutter contre les atteintes à la laïcité, dont le nombre est en augmentation constante depuis 2018 au sein de l’école publique (l’IEF n’est pas impliquée).
En interdisant l’instruction en famille, l’état donne aux français-e-s le sentiment d’agir contre la radicalisation (même si l’action est non fondée, vaine et disproportionnée).
- L’état viserait l’uniformisation et la marchandisation de l’instruction :
1) l’uniformisation en affaiblissant grandement les écoles privées hors contrat et en interdisant l’instruction en famille – les 2 alternatives libres de pratiquer les pédagogies qu’elles souhaitent pour atteindre l’acquisition du socle commun de connaissances, de compétences et de culture – pour ne laisser « le choix » qu’entre école publique et école privée sous contrat et donc supprimer la liberté d’enseignement – un seul programme et un seul fonctionnement, celui reconnu par l’état.
2) la marchandisation puisqu’ en interdisant l’IEF, l’état supprimerait la seule alternative de proximité et « gratuite » (même si vivre en IEF entraîne souvent des sacrifices financiers pour nombre de familles) à l’école publique/privée sous contrat. Tout le monde n’aurait pas la possibilité financière et/ou géographique de s’instruire au sein des écoles privées sous contrat ou à l’étranger…
Vous avez dit Liberté, Égalité…. ?
- Enfin, l’état viserait de manière plus globale la restriction des libertés individuelles :
par exemple le projet de loi Avia et la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, la loi « de sécurité globale » et l’interdiction de filmer les violences policières, le projet de loi de programmation de la recherche et la pénalisation de l’occupation des universités par les étudiant-e-s,…
Bref, à chacun-e de chercher les informations, de se faire sa propre opinion sur le pourquoi du comment…
Pour conclure, retenons simplement que l’amalgame entre instruction en famille et radicalisation est infondé et que ce mode d’instruction est une liberté à valeur constitutionnelle. Son interdiction (ou sa limitation stricte) serait donc inutile et préjudiciable à l’ensemble du peuple français.
Je laisserais le mot de la fin à un extrait d’un manuel d’instruction civique et morale, au chapitre 39 sur les droits de l’homme et du citoyen – manuel recommandé dans la bibliographie du ministère de l’Éducation nationale (11) :« Les citoyens doivent pouvoir éduquer leurs propres enfants comme ils veulent, parce qu’ils en sont responsables et que la transmission éducative est à leur charge. C’est la liberté d’enseignement. Un gouvernement qui embrigade les enfants dans des écoles ou des groupes de jeunesse obligatoires est une dictature. »…
Et un peu plus loin…
« Il n’y a aucune raison de nous interdire ce que nous sommes capables de faire, à condition que cela ne nuise pas aux autres, ni à l’intérêt général. Si un gouvernement le fait, il est oppresseur. Or, c’est un droit de l’homme de résister à l’oppression ».
Dont acte !
Gaëlle Duée
Liens proposés : Les enfants d’abord : https://www.lesenfantsdabord.org et
association UNIE http://association-unie.fr
La pétition en ligne : https://www.mesopinions.com/petition/enfants/maintien-droits-instruction-famille/107871
1) https://www.lefigaro.fr/politique/lutte-contre-les-separatismes-le-verbatim-integral-du-discours-d-emmanuel-macron-20201002
2) https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000027682649
3) https://www.lesenfantsdabord.org/la-loi/le-cadre-juridique/textes-internationaux
4) enquête DGESCO sur l’instruction en famille 2014-2015
4bis) https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Actualites/30/6/VDM_IEF_1338306.pdf page 38
5) www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/10/07102020Article637376534056941634.aspx
6) (source enquête victimation 2015 – DEPP) https://www.education.gouv.fr/lutte-contre-le-harcelement-l-ecole-289530
8) https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Actualites/30/6/VDM_IEF_1338306.pdf pages 34 et suivantes
9) « Nous avons aussi, depuis 2017, accru la lutte contre la radicalisation,[…]. Au total, depuis le 1er janvier 2020, 400 contrôles ont été effectués, 93 fermetures prononcées. »
https://www.lefigaro.fr/politique/lutte-contre-les-separatismes-le-verbatim-integral-du-discours-d-emmanuel-macron-20201002
10) Source : https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-595-1-notice.html
11) https://www.lalibrairiedesecoles.com/produit/manuel-dinstruction-civique-et-morale-cycle-3/